C’est l’Inuit qui gardera le souvenir du Blanc

de Lilian Bathelot

Livre 190 (SF anticipation/ thriller): C’est l’Inuit qui gardera le souvenir du Blanc de Lilian Bathelot aux éditions Pocket (256 pages) (2020) 🇫🇷 Lecture de mai 2021

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Résumé de 4e de couverture :

« 2089, dans une société hypertechnologique, tous les habitants de la planète sont reliés au réseau de surveillance de leur zone gouvernementale. Les territoires inuit, pourtant, ne suivent pas la règle commune ; là, pas de surveillance, une certaine liberté et de grands espaces sauvages où l’on peut retrouver la nature et les gestes ataviques. Les gouvernements planétaires tentent désespérément de trouver une parade à cette indépendance qui a, semble-t-il, fort à voir avec les narvals, et leur sonar si particulier. La jeune chercheuse inuit Kisimiipunga vient de terminer le rite ancestral de la Première Chasse. Alors qu’elle est seule au milieu de nulle part, elle voit surgir un traîneau sur lequel elle découvre un Européen blessé. Qui est-il et que vient-il faire ici ? »

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Mon avis :

Ceux qui sont un peu familier du blog savent que je lis encore très peu de science-fiction, mais que je me réconcilie peu à peu avec le genre grâce à d’excellentes lectures faites récemment. Parmi ces lectures récentes, je peux ajouter C’est l’Inuit qui gardera le souvenir du Blanc. Je remercie mon copain de m’avoir prêté ce livre. Un excellent choix quand on sait que j’adore les mondes polaires et les populations autochtones. Et quoi de mieux qu’un livre de SF avec des Inuit pour me réconcilier un peu plus avec le genre ?

C’est l’Inuit qui gardera le souvenir du Blanc est un livre de science-fiction d’anticipation dont l’intrigue se déroule en mai 2089. Il s’apparente à un thriller de par son rythme effréné et les actions qui se précipitent de plus en plus au fil du récit. Pourquoi ce livre est à lire, selon moi ? Il a d’abord été publié en 2006. Quinze ans plus tard, son propos reste d’une justesse parfaite dans son questionnement sur la mondialisation et l’accélération des technologies dans notre quotidien, sur les libertés individuelles et la sécurité collective. Ce livre sonne encore plus juste, quand on sait qu’en avril 2021, une loi « sécurité globale » a été adoptée en France. Une loi dont l’application trouve un étrange écho dans certaines pratiques utilisées par la Sécurité nationale française du livre.

Une lecture donc très actuelle qui met en garde contre un futur qu’on ne souhaiterait pour rien au monde ! Un livre coup de poing que je vous recommande chaudement.

Ma note : 19/20

Les + :

Une plume fluide pour un rythme haletant : La plume de l’auteur présente l’avantage d’être très fluide. Le livre est découpé en chapitres assez courts qui suivent alternativement le point de vue de différents personnages. Chaque arc narratif se recoupe peu à peu, malgré une distance géographique entre les personnages très marquée au début. Par la suite cet éloignement s’efface, et les différents arcs fusionnent pour ne plus en former qu’un seul. L’histoire suit un rythme de plus en plus effréné et haletant de sorte qu’il devient impossible de poser le livre à la fin. L’auteur parvient à distiller méthodiquement les informations du nouvel ordre mondial de 2089 sans bombarder le lecteur d’un seul coup avec trop d’éléments. Tout est parfaitement dosé et équilibré dans les chapitres. Lilian Bathelot parvient même à glisser des notes d’humour dans ses dialogues. J’ai assez rigolé avec le personnage de La Gauffre dans ses interventions parfois musclées avec ses interlocuteurs. Il est le parfait exemple du bonhomme désagréable au possible qui bougonne sur tout et sur rien. Certaines de ses répliques déplacées font rire tellement elles sont spontanées. Il n’y a pas de fausses notes sur les dialogues qui s’enchaînent avec un naturel étonnant.

L’évolution des personnages : Les personnages sont intéressants à suivre. Si certains sont un peu lisses et manichéens du début à la fin avec un côté « gentils » et « méchants », d’autres présentent une complexité et une évolution très intéressante. C’est le cas de Damien Coste ou du personnage de Cath qui changent au fil du récit pour adopter des convictions totalement différentes de celles qu’ils avaient au départ. Des convictions qui sont soit réalisées de façon tardive et mêlées à des regrets, soit poussées dans leur extrémité pour le meilleur et pour le pire. Je ne vous en dis pas plus pour ne pas vous en révéler trop, mais il y a un vrai beau travail de fait sur ces deux personnages en particulier qui prouvent qu’il y a toujours de l’espoir dans l’humanité. Même quand on pense qu’il n’y en a plus, comme c’est le cas dans ce futur peu encourageant.

Un univers glaçant : La force de ce livre est la compréhension progressive de cet univers qui n’est pas si éloigné du nôtre. 2089, après tout, c’est seulement dans une soixantaine d’années. Et j’ai beaucoup apprécié découvrir au compte-gouttes les caractéristiques de la vie quotidienne de Terriens de cette époque. Peu à peu, l’ambiance de cet univers hyperconnecté s’infiltre chez le lecteur et glace le sang. On se rend compte que les habitants des zones dites sécurisées sont contrôlés dans leurs moindres faits et gestes, même dans leurs recherches internet. Implantés, ils doivent respecter les lois strictement sous peine d’être arrêtés et emprisonnés. Dans ce monde ultrasécurisé de 2089, il n’est plus possible de se baigner dans la mer, ni même d’aller faire une randonnée sans avoir à compulser et compléter une série de paperasses harassantes. Résultat : tous ces petits bonheurs sont quasiment inaccessibles. De même, la nourriture est contrôlée afin de fournir une garantie de sécurité au consommateur, au risque d’être immangeable, faute de goût. Si on rajoute à cela la nette pollution des mers et des océans qui impacte la faune et la flore, l’utilisation massive d’armes nucléaires ou d’engins à la technologie poussée qui défie l’espace, le temps et la morale, on ne peut que s’inquiéter pour le futur de notre propre planète. En effet, beaucoup d’éléments de notre monde actuel prennent la direction de ce futur bien sombre. La tangente se trace vite dans notre tête de lecteur et est l’occasion pour nous de prendre conscience de points essentiels sur lesquels nous devrons à l’avenir veiller en tant que citoyens libres et responsables du monde.

Des thèmes essentiels abordés : Beaucoup de thèmes importants sont abordés dans ce court livre de SF d’anticipation. En effet, il est question de libertés individuelles et collectives, de sécurité individuelle et collective, d’altérité. Dans un monde où tout est contrôlé pour « protéger » les habitants, est-il encore question de liberté ? On peut nettement s’interroger là-dessus. À force de protéger, on vient à s’enfermer soi-même dans une prison. L’entre-soi qui existe déjà à notre époque à grande échelle, au niveau des quartiers fermés sélectifs qu’on appelle aussi gated communities, pose déjà cette question. Leurs habitants vivent dans un microcosme clos, uniforme qui se moque de l’altérité et des différences. Cette absence de mixité sociale crée déjà une rupture ou un fossé entre populations qui n’ont pas les mêmes revenus ou les mêmes origines. Cet entre-soi est visible dans cette opposition entre zones sécurisées et zones franches. On retrouve le racisme ambiant de ce genre de lieux dans la bouche de certains personnages, comme La Gauffre, qui méprisent les populations autochtones et gitanes par exemple.

La question écologique est aussi très présente avec quelques passages qui rappellent à quel point les actions anthropiques ont un impact direct, parfois irréversible sur la planète. L’accent est surtout mis sur les pollutions diverses et variées qui contaminent l’eau des mers et des océans et ont des conséquences sur la santé des humains et celle des animaux marins. Dans le même registre, l’utilisation d’armes biologiques et nucléaires est également interrogée en même temps qu’elle questionne l’humanité même.

C’est peut-être mon côté historienne et géographe, mais j’ai trouvé un grand intérêt dans la géopolitique qui était dépeinte dans ce livre. J’ai eu un petit pincement au cœur en voyant qu’on avait une Corée réunifiée. Dans le livre, la configuration d’un nouvel ordre mondial n’est pas sans rappeler celle du XXe siècle avec l’opposition de deux blocs. Ici, ce ne sont pas l’URSS et les États-Unis qui s’affrontent, mais la guerre froide n’est pas si loin. Des pays aux normes de contrôle et de sécurité communes se regroupent sous le nom de G30. Ils s’opposent à une Confédération des Nations Premières, rassemblant des pays peuplés de populations autochtones, qui revendiquent une place plus importante sur l’échiquier mondial. Cela n’est pas sans rappeler non plus les pays du « Tiers-Monde » ou des « Non-Alignés » qui souhaitaient s’affranchir des deux blocs en présence pendant la guerre froide et revendiquer leur indépendance. De même, cela fait penser aux velléités indépendantistes des Premières Nations du Canada dans les années 1990 qui réclamaient la reconnaissance de leurs territoires et de leurs traditions culturelles, ainsi qu’une autonomie dans leur gestion. C’est ainsi que l’État du Nunavut avait été créé en 1999 pour répondre à ces demandes. Depuis, les populations autochtones sont invitées aux sommets internationaux plus souvent. C’est le cas surtout en 2012 à Rio de Janeiro quand elles interviennent sur des questions de développement durable. Ici, les revendications de la Confédération des Nations Premières du monde de 2089 ne sont pas si éloignées. Ils veulent être reconnus définitivement au niveau mondial et jouir d’une liberté totale. D’ailleurs, dans les petits détails qui font la différence, j’ai beaucoup aimé dans le livre que le Groenland ait repris son nom inuit Kalaallit Nunaat et ait pu se défaire de l’emprise danoise. Cela m’a rappelé la volonté de l’Inde de s’affranchir des noms coloniaux pour ses villes. De fait, Bombay était devenue Mumbai dès 1995, nom venant d’une langue indienne appelée le marathi.

La mise en lumière des Nations Premières : Ce dernier point sur la Confédération des Nations Premières est un premier moyen de mettre en avant ces populations autochtones dont on ne parle pas assez. Et pourtant, ces populations ont un rapport à la nature que les civilisations modernes ont oublié et méprisé au fil du temps. Mettre ces populations en lumière comme le fait Lilian Bathelot dans ce livre est un très beau moyen de faire réfléchir sur le lecteur sur l’importance de ces modes de vie et ces sociétés traditionnelles. À l’heure du changement climatique, les Premières Nations ont beaucoup de choses à nous apprendre. Ce qu’on appelle le mode de vie « occidental » qui a tendance à s’étendre à toute la planète n’est pas une solution durable sur le long terme, surtout avec un gaspillage toujours plus croissant des ressources planétaires. Même si le livre tend un peu au manichéisme entre la façon de vivre des pays du G30 très glaçante et celle des populations autochtones idéale, il a l’avantage de souligner les valeurs traditionnelles positives de ces peuples souvent mis au ban de la mondialisation. Ici, le récit nous montre qu’il est possible d’allier nouvelles technologies et respect de la nature et des traditions culturelles. Les Premières Nations dans ce futur de 2089 l’ont parfaitement intégré. C’est en ce sens que la construction de ce livre est intelligente.

Cette mise en lumière passe par la découverte de la culture inuit du Groenland à travers les yeux de Kisimiipunga. J’ai adoré retrouver des éléments que j’avais déjà eu l’occasion de découvrir dans les travaux d’une géographe que j’apprécie beaucoup, Béatrice Collignon, spécialiste des Inuit. C’est notamment le cas de l’Uumajuit (« ceux qui sont vivants ») qui renvoie surtout aux esprits de tous les êtres parcourant l’univers, liés entre eux par une énergie forte. Une sorte de cosmos invisible qui pourtant cohabite autour des vivants et peuvent interagir avec eux. Il fait référence au chamanisme qui est très respecté dans la culture inuit.

Les – :

La brièveté du livre : C’est le défaut majeur que l’on peut reprocher à cet ouvrage. Avec l’univers esquissé au fil du récit, l’histoire aurait mérité un peu plus d’approfondissement. La frustration atteint son paroxysme à la fin. Même si j’ai apprécié la façon dont le livre se termine, j’admets avoir espéré terminer sur le Sommet international dont on entend parler pendant toute l’histoire. Hélas, il est relégué en arrière-plan à la fin du livre. Même si, en tant que lecteur, on imagine implicitement ses aboutissements, il aurait été intéressant d’en avoir la confirmation. Ainsi, beaucoup d’informations sont à peine effleurées sur ce monde de 2089. Tout passe par l’implicite et, même si cela est efficace pour saisir le lecteur d’effroi, c’est aussi un pari risqué. Cela peut laisser un goût d’inachevé chez certains. J’ai pu le constater sur Livraddict où un certain nombre de lecteurs avaient attribué une note étonnamment basse à ce livre. Je pense que la raison est cet effet « trop rapidement expédié ». Personnellement, je suis passée outre pour retenir les messages importants que l’auteur voulait faire passer à travers son livre. Mais c’est sûrement mon côté géographe qui a été séduite par l’histoire.

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Bilan :

Un roman SF thriller d’anticipation à l’écriture fluide et nerveuse. Malgré sa brièveté, il aborde avec intelligence une géopolitique de l’an 2089. Entre liberté et sécurité, écologie et technologie, altérité et uniformité, ce livre questionne beaucoup de thèmes et pousse les réflexions jusqu’à l’extrême. L’univers se construit au fil du récit et trouve une cohérence glaçante. Un gros coup de cœur qui mérite vraiment le détour !

3 commentaires

  1. Merci pour cette analyse très fine d’un roman qui mérite d’être lu et relu ! Même si je fais partie des lecteurs qui trouvent, comme tu l’as justement souligné, certains aspects de ce monde dystopique trop implicitement décrits, je suis d’accord avec toi sur sa démarche de mise en avant de toutes les volontés d’émancipation face à un monde trop contrôlé.
    J’ai hâte de te voir chroniquer d’autres romans de SF 😉

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    • Merci à toi pour ta lecture attentive ! Et j’espère bien continuer à chroniquer des livres de SF. Il faut dire que j’ai de bons conseils de lecture en la matière 😉

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